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Droit du travail : Une plaisanterie sexiste peut-elle constituer une limite à la liberté d’expression?
La chambre sociale juge que le licenciement d’un animateur de télévision ayant fait une « blague » sexiste était, au regard de divers facteurs, une sanction proportionnée qui ne porte pas une atteinte excessive à la liberté d’expression garantie à un salarié.
Les faits et la procédure
Le licenciement concernait le salarié d’une société de production audiovisuelle pour laquelle il animait un jeu télévisé. Dans cette émission, l’animateur mettait en compétition des couples à l’épreuve de questions posées sur leur vie amoureuse.
Le contrat de travail de l’animateur l’engageait à respecter la charte de la chaîne de télévision en charge de diffuser le programme : cette charte lui imposait de ne pas tenir de propos de haine ou de mépris à raison du sexe et de ne pas valoriser les violences sexistes, quels que soient les médias dans lesquels il apparaîtrait.
En 2017, cet animateur, qui était aussi humoriste, était l’invité d’une émission diffusée sur une autre chaîne, pour faire la promotion de son dernier spectacle. À la fin de ce programme, il lui a été proposé de faire une ultime plaisanterie, qu’il a formulée en ces termes : « Comme c’est un sujet super sensible, je la tente : les gars vous savez c’qu’on dit à une femme qu’a déjà les deux yeux au beurre noir ? – Elle est terrible celle-là ! – On lui dit plus rien on vient déjà d’lui expliquer deux fois ! ».
Cette « blague » a fait naître une vive polémique.
Quelques jours plus tard, au cours de l’enregistrement d’épisodes du jeu dont il était l’animateur, l’intéressé a fait allusion aux critiques que lui valait sa plaisanterie et y a ajouté des propos de même nature.
La société de production audiovisuelle a licencié l’animateur pour faute grave.
Le conseil des prud’hommes puis la cour d’appel ont jugé que ce licenciement était justifié.
Les principales questions posées à la Cour de cassation
Les propos reprochés au salarié constituaient-ils une faute du salarié dans l’exécution de son contrat de travail ?
La liberté d’expression garantie au salarié fait-elle obstacle à son licenciement lorsque les propos reprochés sont présentés comme une plaisanterie ?
Liberté d’expression et relation de travail
La liberté d’expression est protégée par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen et l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme. Elle s’applique dans la relation de travail.
La chambre sociale de la Cour de cassation juge depuis de nombreuses années que, sauf abus, le salarié jouit de sa liberté d’expression dans l’entreprise et en dehors de celle-ci.
Cette liberté peut faire l’objet de restrictions justifiées par la nature des tâches à accomplir. Mais ces restrictions doivent être proportionnées au but recherché.
Selon la Cour européenne des droits de l’Homme, un juge saisi d’un licenciement fondé sur les propos tenus par un salarié doit vérifier :
- que la possibilité pour l’employeur de s’ingérer dans la liberté d’expression est prévue par la loi ;
- que cette limitation de la liberté d’expression poursuit un but légitime ;
- que le licenciement est nécessaire et proportionné au but légitime poursuivi par l’employeur.
Dans cette affaire, l’animateur salarié était tenu par son contrat de travail de respecter une charte par laquelle il s’engageait à ne tenir aucun propos à connotation sexiste. Dès lors, le fait de tenir ces propos constituait une faute contractuelle.
Focus sur l’arrêt rendu par la chambre sociale de la Cour de cassation le 21 avril 2022
Une limitation de la liberté d’expression poursuivant un but légitime
L’animateur salarié a tenu des propos sexistes à l’antenne alors que plusieurs événements récemment médiatisés venaient rappeler la nécessité d’une lutte contre les violences domestiques et les discriminations à raison du sexe (affaire Weinstein, libération de la parole des femmes sur les réseaux sociaux avec les mouvements « #MeToo » et « #BalanceTonPorc », annonce par le Président de la République de mesures visant à lutter contre les violences sexistes et sexuelles).
En limitant la liberté d’expression de son animateur, la société de production audiovisuelle poursuivait un but légitime de lutte contre ce type de comportements, de protection de sa réputation et de ses droits.
Un licenciement proportionné au but légitime poursuivi par l’employeur
Dans l’émission de télévision dont il était l’invité, l’humoriste a tenu des propos sexistes qu’il présentait comme relevant de la « blague », mais à la toute fin du programme, sans qu’il soit encore possible de les mettre à distance.
Les jours suivants, sur le tournage de son propre jeu télévisé, l’animateur s’est montré satisfait de la polémique, tout en tenant, à plusieurs reprises, des propos misogynes et injurieux à l’égard des candidates.
Compte tenu de cette réitération de propos sexistes, banalisant les violences faites aux femmes, et du risque commercial qui pesait sur la société de production, la chaîne de télévision menaçant de ne plus diffuser le programme, le licenciement de l’animateur ne portait pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression garantie au salarié.
Par cette décision, la Cour de cassation ne juge pas qu’un humoriste n’a pas le droit de faire une telle « blague » à la télévision. En effet, la Cour de cassation se place ici dans le cadre du contrat de travail que l’intéressé avait signé pour exercer un métier d’animateur à la télévision : elle juge qu’au regard des clauses prévues dans le contrat de travail et des circonstances, concernant tant le salarié que l’employeur, qui ont entouré cette « blague », le licenciement ne constituait pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression du salarié.
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